La dure loi du karma MO YAN éditions du seuil
Selon la « dure loi du karma » Ximen Nao est condamné a être réincarné en animal
Il sera âne, bœuf, cochon, chien et singe. Il revient sans cesse sur ses propres traces et auprès de ses descendants, partageant leur quotidien. Témoin discret et acteur décalé, comique et déguisé , il suit , cinquante ans durant de la « libération maoïste à notre époque en passant par la révolution culturelle le destin d’une communauté de paysans
Comme au sortir des enfers il a refusé de boire le contenu du bol amenant oubli des souffrances, tourments et haines passés, à son retour sur terre il est âne avec ses souvenirs humains .
Je ne peux résister au plaisir de vous faire partager 2 passages de sa vie d’âne
….. en tant qu'âne mâle ce qui m'intéresse, c'est surtout l'ânesse devant moi. Elle est plus âgée, elle a l'air d'avoir entre cinq et sept ans. On peut en gros déterminer son âge grâce au creux au-dessus de ses yeux, quant à elle, il lui est plus facile encore de deviner le mien. N'allez pas croire que, du fait que je suis la réincarnation de Ximen Nao, je sois le plus intel­ligent des ânes de la terre, même si je me suis laissé prendre effecti­vement un temps à cette illusion. Peut-être elle, de son côté, par le même phénomène de réincarnation, a-t-elle été quelque haut person­nage dans sa vie antérieure. À ma naissance j'avais le poil gris, il a foncé au fil des mois, et sans ce pelage noir mes sabots ne seraient pas aussi éblouissants. Elle a la robe grise, la taille assez élancée, les traits plutôt fins, les dents très bien alignées, quand elle avance sa bouche pour me manifester de l'amitié, je sens un parfum de tourteau de soja et de son de blé passer entre ses dents. Je sens aussi une odeur trou­blante et, en même temps, la chaleur qui l'habite, l'ardent espoir que je la monte. Alors ce même désir grandit en moi. Le maître dit :
« Chez vous aussi, là-bas, on a mis en place une coopérative ?
- On a le même chef de région, comment pourrait-il en être autre­ment ? » répond Huahua posément.
Je passe derrière l'ânesse, peut-être a-t-elle pris elle-même l'initia­tive de m'offrir sa croupe. L'odeur de son émoi se fait plus forte, je renifle, j'ai la sensation qu'un alcool violent pénètre dans ma gorge, je ne peux m'empêcher de lever la tête, de montrer les dents, les narines fermées, pour que l'odeur ne s'échappe pas, en une superbe posture qui fait chavirer le cœur de l'ânesse. En même temps mon sexe se dresse vaillamment, si raide qu'il bat mon ventre. C'est l'occasion ou jamais, surtout ne pas la laisser échapper, …………
…….Je ne peux pas non plus parler de guerre, car elle transforme les ânes en moyens de transport, chargés de mitrailleuses et de balles, ils avancent bravant le feu ennemi. En temps de guerre, le superbe et vigoureux âne noir que je suis échappe­rait difficilement à l'enrôlement comme âne de l'armée.
Vive la paix ! Pendant les périodes de paix, un âne a tout loisir de se rendre à un rendez-vous galant avec l'ânesse dont il est épris. Le Lieu a été fixé sur le bord de la petite rivière, à cet endroit l'eau est vive et peu profonde ; sinueux comme un serpent d'argent, le cours d'eau reflète la lueur de la lune et des étoiles. Il y a aussi les insectes d'automne qui chantent tout bas et la fraîcheur du vent du soir. Je saute en contrebas de la route de terre et marche sur la grève, je me tiens debout au milieu de la rivière, l'eau recouvre mes quatre sabots. Les souffles humides assaillent mes naseaux, j'ai le gosier desséché, j'ai soif. Après m'être désaltéré un peu de cette eau douce et claire, je n'ose continuer à boire car, après, je vais devoir galoper, et mon ventre fera des glouglous. J'atteins l'autre rive, je suis un petit sentier qui serpente, disparaissant pour réapparaître dans les bosquets de tamaris, je franchis une dune de sable et me tiens en haut de la pente, son odeur afflue soudain, si violente, si pénétrante. Mon cœur bat à tout rompre, frappe mes côtes, je sens mon sang déferler, je suis au comble de l'excitation, je ne peux braire longuement, je lance juste quelques appels brefs. Mon ânesse adorée, mon trésor, toi, ma précieuse, toi, si chère, toi, mon ânesse adorée. Je voudrais t'enlacer, t'enserrer entre mes quatre pattes, embrasser tes oreilles, tes yeux, tes cils, le dessus de tes naseaux d'un rosé tendre, tes lèvres pareilles à des pétales ; ma douce, mon trésor, j'ai peur que mon souffle ne te brûle, de te réduire en miettes en te montant, mon ânesse aux tout petits sabots, tu es déjà si proche. Mon ânesse aux tout petits sabots, si tu savais comme je t'aime !
Je galope en direction de l'odeur, à mi-hauteur de la dune je découvre un spectacle qui me fait un peu peur. Mon ânesse fonce tête baissée parmi les tamaris, tourne en rond, se cabre, pousse de longs braiments pour impressionner l'adversaire, elle n'ose s'arrêter, même un instant, devant elle, derrière elle, à ses côtés, deux gros loups grisâtres. Sans la moindre précipitation, à une allure régulière, parfois l'un devant, l'autre derrière, ils se répondent, parfois ils coopèrent, un à chaque flanc, ils latent le terrain, font semblant de lancer des assauts. Sournois et perfides, avec patience, ils s'emploient à épuiser les forces physiques et mentales de mon ânesse, attendant qu'elle tombe au sol, alors ils se jetteront sur elle, la mordront à la gorge pour boire son sang, puis ils lui ouvriront le poitrail et dévoreront ses viscères. Pour un âne, tomber la nuit dans les dunes sur deux loups qui chassent ensemble, c'est la mort assurée. Mon ânesse, si tu ne m'avais pas rencontré, ce soir tu n'aurais pu échapper à cette infor­tune, c'est l'amour qui va te sauver. Existe-t-il en ce monde une autre situation qui peut conduire un âne, au mépris de la mort, à s'élancer vaillamment ? Aucune autre, il ne peut y en avoir d'autre. Moi, l'âne Ximen, je pousse des braiments et me rue en opérant une insertion oblique, je galope tout droit sur le loup qui se trouve derrière elle. Mes sabots et mes pattes chargés de sable soulèvent des nuages de poussière……..